Lê Công Thành et la question de la condition humaine

Par Nguyen Quân HCM 10.2003

Il a enrichi ses travaux de manière
douce et précise, avec les échos de la sculpture internationale moderne
L'esthétique vietnamienne pose une grande énigme: dans le passé, dans l'ensemble, sa meilleure expression réside dans la sculpture, mais pour ce qui concerne les temps modernes - depuis le début du 20e siècle, on ne perçoit plus l'ombre de cet art. Par contre, la peinture qui n'est pas à proprement parler une tradition artistique vietnamienne, s'est puissamment épanouie. Multiples en sont les profondes raisons culturelles, politiques, sociales: la rupture religieuse et "l'ancienne" éducation traditionnelle, la situation révolutionnaire, la guerre incessante, le contact avec la culture coloniale de l'Occident, la naissance d'une couche d'intellectuels petits bourgeois composée d'écoliers, d'étudiants, et d'une couche de citadins, de fonctionnaires de la nouvelle société… Néanmoins, cette question montre à quel point est précieuse l'existence d'un nouveau sculpteur en ce 20e siècle. Tel est le cas de Lê Công Thành.

Il faisait partie des gens émérites "regroupés du Sud-Vietnam" †. Diplômé de l'École d'Art de Hanoi en 1962, ayant étudié à l'étranger, ce jeune sculpteur est de toute évidence un espoir de la "nouvelle sculpture" révolutionnaire. Dès ses premières expositions au début des années 70, Lê Công Thành apparut comme un emblème, un "ancien" du village alors qu'il était encore tout jeune. C'est qu'il a su très tôt saisir et s'approprier ce vers quoi tout le monde aspirait sous le mot d'ordre "national et moderne" aux côtés de Nguyen Hai, un artiste plus sentimental, plus chaleureux, plus populaire - alors que lui-même était plus rationaliste, plus érudit, plus "occidental". Ils ouvrirent ainsi la voie pour une nouvelle étape de la sculpture, plus riche et plus (caractéristique) que la sculpture disparate, académique, grossièrement réaliste que les Français ont précipitamment pétrie à L'École des beaux-arts d'Extrême Orient.

Ses œuvres, Súy Vân simulant la folie, La jeune fille enroulant le fil à coudre, La mère en manque de bétel… procurent immédiatement au public la sensation familière des villages, de la terre et du bois, l'ambiance qu'il respirait dans les Ðình ‡, les pagodes ou sur les Hauts-Plateaux imprégnés de soleil et de vent. Sa génération redécouvrit la sensibilité expressive de l'art des Hauts-Plateaux, la sensualité élégante et mystérieuse de l'art du Champa, l'inspiration jaillissante défiant les canons rigides de la sculpture des Ðình dans les villages ou des statues bariolées dans les pagodes du Nord-Vietnam

Lê Công Thành a enrichi en douceur, avec justesse ses oeuvres des échos de la sculpture moderne internationale très étrangère au public et plus ou moins interdite au Vietnam en ce temps-là. Il créa des volumes vacillant entre fermeture et ouverture, des liens, des espaces topologiques virtuels, des jeux de volumes et de formes, l'invisible et le visible… Il semblerait qu'en lui la confrontation, la contradiction entre l'Orient et l'Occident n'est qu'un artifice conventionnel propre aux chercheurs dogmatiques. Il n'y a pas de différences exagérées entre les arts de l'Orient et de l'Occident car partout et de tous les temps les hommes se ressemblent. Sinon, comment la communauté des hommes pourrait-elle exister ?

Il chercha un bref moment à s'exprimer à travers quelques projets de monuments publics dans les deux directions : d'une part, une modernité riche de la beauté du langage des formes comme la Statue pour place publique conçue avec des matériaux et une technique nouvelle ou "réalisme socialiste" en béton-réaliste et d'autre part un style illustratif comme dans Núi Thành qu'il avait réalisé pour sa terre natale. Rapidement, il abandonna définitivement ce travail qu'il jugeait impossible à réaliser en beauté (dans le contexte culturel concret de ce temps).

Il se transforma en un alchimiste enfermé dans un espace théosophique mystérieux qui lui est propre pour rechercher l'or pur des volumes à partir du sable et de la poussière du monde. On a l'impression qu'il sculpte avec naturel et vénération comme un artiste des Hauts-Plateaux sculpterait n'importe quel bout de bois pour créer des symboles de la vie et de la mort, de cette existence d'ici-bas et de l'existence dans "l'au-delà". Ou plus exactement, il serait un génial mystique-artiste (du Champa ?) qui sculpte assidûment tout un temple avec des corps de femmes et d'hommes en transes, jubilants, douloureux, se déchirant entre deux flots de lumière : l'éclat de la chair et l'éclat de la philosophie. Il sculptait, ciselait, contemplait, fermait les yeux et méditait tout en marmottant, psalmodiant des paroles incompréhensibles comme des invocations magiques, mais aussi comme le monologue solitaire d'un personnage de tragédie.

Nous reconnaissons facilement sa sculpture de loin comme on reconnaît un Centre-Vietnam différent dès qu'on a franchi le Col des Nuages. Les dos, les ventres, les fesses, les nombrils, les cuisses, les poitrines ou les œufs ronds, les têtes et les cous (g?t ngo) comme des croix, les lunes minces, les ailes d'oiseaux ligotées par des fils de soie ou de puissants câbles d'acier… Sur ce fond, les entailles acérées d'une lame de rasoir marquant les (ký hi?u d?nh v?). Plus important, plus essentiel encore, la lutte entre l'attraction et la répulsion des volumes épars créant un tout uni. Ces forces invisibles, cette tension se cachent dans les espaces vides, se faufilent entre les volumes, les masses et les ombres portées pour les encerclent. La sensualité élevée à un niveau symbolique d'une finesse extrême et la pureté, le choix extrêmement sévère de chaque ligne, de chaque volume, de chaque (bi?u ch?t) font que les statues de Lê Công Thành possèdent et la familiarité d'un élégant bibelot et la solennité écrasante d'un lieu de culte qui nous subjugue, nous plonge dans l'expectation et la modestie. Les œuvres comme leurs noms, Nue, Le baiser, La femme couchée, La femme assise, L'amour, Femme nue assise, Femme nue couchée… se répètent à l'infini, recréant vagues après vagues une œuvre née de l'expérimentation et de la méditation sur la condition humaine pour créer le style du sculpteur. Ce n'est sans doute pas le langage qui l'exprime mais cette l'expérimentation et cette méditation, l'usage de la création artistique comme voie de cette expérimentation et de cette méditation sur la condition humaine, chose très rare dans notre art trop enclin à refléter la réalité, qui lui ont permis de créer un lieu personnel pour son art. Pour le taquiner, ses amis l'appellent le Henri Moore vietnamien, ce qui est en partie vrai des deux côtés : il a beaucoup reçu du monde extérieur, mais il lui a ouvert la porte dans notre culture. Je voudrais néanmoins dire que seule la question qu'il pose à la condition humaine peut permettre à l'œuvre d'atteindre le cœur de l'esthétique dans chaque fruit de "l'arbre de vie".

Article extrait de la revue culturelle Thao & Van Hoa, Vietnam, Nov. 2003


†. En 1954, conformément aux Accords de Genève mettant fin à la guerre entre le Vietnam et la France, les résistants du Viet Minh au Sud-Vietnam sont regroupés aux Nord Vietnam pour séparer les combattants.

‡. Maison commune des villages vietnamiens