Par Tô Ngoc Vân
L'Ecole des Beaux-Arts, lors de sa fondation, se trouvait dans le Jardin Dufeur,
c'est-à-dire à l'emplacement de l'Ecole actuelle. C'était
un entrepôt du Service des Travaux Publics, avec un toit en zinc, en
1925. Là y étaient entreposées pelles et pioches. C'était
à la fois la résidence du directeur, M. Tardieu, et le lieu
de réunion des candidats admis. Dans ce berceau de l'Ecole Moderne
des Beaux-Arts, on pouvait voir quelques grands tableaux de M. Tardieu, qui
sont exposés maintenant dans la salle de conférence de l'Université
d'Indochine. Ils n'étaient pas alors recouverts de mousse et de moisissure
comme maintenant. Ils ont toujours brillé avec la lumière rouge
des oranges mûres. Une très longue échelle placée
en face des tableaux atteignait leur partie supérieure. Ses marches
craquaient sous les pas lourds de M. Tardieu chaque fois qu'il y grimpait
pour travailler sur un tableau. Toute la journée, l'échelle
observait un Lê Phô à la coiffure esthétiquement
désordonnée et qui portait souvent une longue cravate noire
nouée sous un col amidonné. Elle a été souvent
le témoin malicieux de la malchance du jeune Ngyên Phan Chanh
deux fois par jour, une fois le matin, une fois l'après-midi : celui-ci
ne se séparait jamais de son parapluie décoloré qu'il
gardait toujours à côté de lui, même quand il peignait.
Le premier jour qu'il le vit, M. Tardieu emporta le parapluie et l'accrocha
à un barreau de l'échelle sans se soucier d'offenser Nguyên
Phan Chanh. Cependant, le lendemain puis les jours suivants, Phan Chanh continuait
à garder son parapluie près de lui , et M. Tardieu continuait
à l'accrocher à l'échelle dont les barreaux craquaient
à chaque fois que le parapluie était posé dessus, comme
s'il se moquait d'elle. Là-bas, il y avait Mai Thu, la lèvre
pendante, les yeux grands ouverts parcourant le corps nu du modèle
qu'il persévérait à dessiner. A cette petite place s'asseyait
Lê Van Dê, qui était aussi absorbé dans sa peinture,
persévérant aussi dans ses efforts. De temps à autre,
il éclatait de rire, on ne sait pourquoi, comme un pétard qui
éclate .
Si ce n'avait pas été l'Ecole des Beaux-Arts, beaucoup de curs
ardents dévoués aux Beaux-Arts auraient été perdus
dans un art impie. Le Dieu de cet art était M. Trân Phenh, un
artiste que nous avions admiré et considéré comme un
artiste hors de notre portée. Son art consistait en dextérité,
son talent consistait à produire des couleurs criardes appliquées
sur des silhouettes copiées de photos, sans se préoccuper de
l'émotion de l'artiste. M. Phenh était présent au premier
examen d'entrée de l'Ecole des Beaux-Arts. Nous le regardions avec
envie, pensant qu'il venait là non pour étudier, mais pour devenir
un professeur. Pendant les travaux de nus académiques, tout le monde
ouvrait grand ses yeux pour observer le mouvement des mains de M. Phenh sur
le papier. Il sortait de derrière ses oreilles des crayons de toutes
tailles, puis des feuilles de papier brillant de tous formats, aussi habilement
qu'un coiffeur nettoyant les oreilles de son client. Il ajoutait les touches
de finition aux cils ou aux rides des lèvres sur le modèle dans
le tableau. Les résultats de l'examen furent très étonnants
: M. Phenh échoua.
Lui-même et son art ont alors cessé d'être sacrés.
Joyeux, passionnés, confiants, nous sommes entrés à l'Ecole
des Beaux-Arts pour atteindre le palais de la " Beauté "
vers laquelle nous fûmes très vite attirés. Y eut-t-il
d'autres jeunes gens ayant une passion pour la beauté humaine telle
que la nôtre pour la " Beauté " ?
Dans le monde de curs aussi passionnés, on parlait des peintres chinois, japonais ou européens connus de ce siècle ou du siècle passé. On aimait fouiller dans leur caractère, leur talent, comme s'ils étaient de vieilles connaissances, bien qu'ils ne leur soient connus que par les journaux ou les couleurs ou le noir et blanc des photos de leurs dernières uvres. On aime un tableau seulement après l'avoir compris. Ces uvres avaient quelque chose de sympathique, une certaine atmosphère dans laquelle nos étudiants des Beaux-Arts se trouvaient à l'aise.
Ne leur en demandez pas la raison. Ils peuvent seulement vous répondre, selon Montaigne : " parce que c'est Hokusai, Manet, Cézanne, Van Gogh parce que c'est nous ". La querelle entre l'Ecole des Beaux-Arts et le public commença avec la première exposition en 1928-29 à l'Ecole même des Beaux-Arts. Il y avait le tableau " Jeune Fille Aux Cheveux Emmêlés " avec un visage plein de tristesse peint par Lê Phô, " La Jeune Fille Sur Un Lit de Camp ", les larmes aux yeux, peint par Mai Trung Thu. Il y avait le doux " Vieillard " peint par Mlle Le Thi Luu, quelques tableaux de couleur marron foncé par Nguyên Phan Chanh, décrivant la campagne. Les peintures sur soie n'existaient pas encore. C'étaient des toiles rugueuses et rudes, ni lisses ni brillantes comme les photos que le public aimait. La presse fit des remarques prudentes. On blâmait les tableaux de Le Phô et de Nguyen Phan Chan pour leurs couleurs " boueuses ". Pensaient-ils que ces remarques étaient simplement élogieuses ? Un quotidien remarquait de façon ironique la " lascivité " de la peinture de Mai Trung Thu parce que l'artiste avait peint une jeune femme portant un pantalon en satin et seulement un cache-seins. A l'époque, la tendance générale parmi les peintres était de représenter une jeune fille rêveuse, innocente et mélancolique Etait-ce un signe des temps ? Qui peut être comparé à Mai Trung Thu pour peindre des yeux remplis de larmes ? Toutes les jeunes filles peintes par Lê Phô avaient des yeux ternes sans éclat. Les gens aimaient les peintures lorsqu'elles paraissaient chinoises ou japonaises. Ils aimaient appliquer de nombreux sceaux rouges aux longues inscriptions chinoises, ils aimaient les rochers, les arbres, les silhouettes qu'on retrouvait seulement dans les peintures chinoises. " Très chinois ", c'était un compliment qui était reçu avec bonheur par l'artiste. Ce spectacle risible trahissait un manieurisme, une préférence pour la routine au lieu de l'émotion sincère, comme si l'uvre pictorale n'était qu'un regard vers l'extérieur sans âme.
En 1931, la Foire Internationale qui eut lieu en France permit au public de découvrir la peinture vietnamienne. J'aurais aimé par là dire la peinture sur soie, qui ne ressemblait ni à la peinture européenne, ni à la peinture chinoise, du jeune Nguyên Phan Chanh qui gardait jalousement son parapluie près de lui, le jeune homme qui a amorcé un mouvement pour la peinture sur soie, spécifiquement vietnamienne, à laquelle ni lui ni les autres n'avaient jamais pensé.
(Cet article écrit par Tô Ngoc Vân a paru dans "
Xuan Thu Nha Tap " en 1942)